14.4.09

« Ce n'est pas un problème de machine, mais d'humain »

Version longue d'un entretien avec Philippe Breton, passionnant anthropologue que j'ai interviewé pour un dossier sur la robotique.



Philippe Breton pose son regard d'anthropologue sur la robotique. Et débusque le mystère qui se planque dans la carcasse de métal : l'être humain.

En quoi la robotique passionne-t-elle un anthropologue et sociologue comme vous ?
La robotique, c'est une manière de représenter l'homme, de le reproduire. Je trouve ça fascinant. Un robot au fond c'est toujours une réplique de l'image de l'homme. Même s'il ne lui ressemble pas physiquement intégralement. La façon dont nous pensons les robots est toujours anthropomorphique. C'est toujours pour réaliser des tâches effectuées par des hommes. C'est fascinant pour un anthropologue parce qu'il ne comprend pas bien ce qu'est l'homme. Il travaille pour comprendre une réalité qui le dépasse. Et voilà que les roboticiens arrivent et se positionnent comme de quasi anthropologues mais disent : « nous on a compris. » On a compris parce qu'on est capable de créer une intelligence artificielle, un robot mécanique qui fait de la peinture comme un homme en atelier. C'est passionnant : les roboticiens sont devenus des concurrents.

Des concurrents qui complètent votre travail ?
Oui et non. Ce ne serait pas fair-play de nier que les informaticiens et les roboticiens ne nous ont pas appris des choses sur le fonctionnement de la pensée. Mais ils ne capturent que la partie mécanique de l'homme, ils ne comprennent rien au lien social. Les machines savent parler mais elles n'ont aucune activité sociale. C'est une société de purs individus. Les roboticiens n'ont pas encore compris ce qui faisait le coeur de l'activité humaine. Ce lien social sur lequel nous anthropologues nous concentrons. En outre, ils échouent, tout comme nous, à comprendre les phénomènes de créativité. Les ordinateurs sont très puissants, mais sont incapables de créer. Aucune machine n'en est réellement capable, au sens humain du terme.

Que traduise les thèses millénaristes popularisées par la SF ?
C'est ancien. Au Xxe siècle, on en retrouve la première trace en 1921 avec la fameuse pièce de Karel Kapec, RUR, qui racontait déjà la prise de pouvoir des robots puis la suppression de l'homme devenu inutile aux machines. Mais c'est un thème qu'on retrouve aussi et surtout au XIXe siècle. L'homme a alors créé un monde qui le dépasse un peu, un monde d'électricité, de réseau, de mécanique... C'est un monde absolument incroyable. Il faut s'imaginer un homme vivant au XVIIIe qui débarquerait en plein XIXe : ce n'est plus du tout le même monde, plus du tout la même planète. C'est un siècle qu'on a du mal à embrasser conceptuellement. C'est un peu le même sentiment de dépassement que l'on projette sur les robots. Ces machines sont la métaphore de nos créations qui nous dépassent et nous effraient.

Le Golem n'est-il pas le mythe fondateur de cette peur ?
Ca c'est une question difficile... J'aurais tendance à dire non. Ca dépend où on met le mythe du Golem. Cette histoire a été réinventée au XIXe, d'ailleurs elle n'a cessé d'être réinventée. Si l'on remonte à l'origine, c'est l'histoire de Pygmalion et Galatée, une histoire qui se termine bien. Les Grecs n'avaient aucun problème avec leurs statues et l'imitation du vivant. Même dans la tradition juive, il y a cette idée de faire attention, mais toujours pas de crainte. C'est plutôt au XIXe siècle que l'on a inventé, rétroactivement, la peur du Golem.

Tout de même, le Golem de Prague de la tradition juive finit par se révolter contre son créateur..
Oui, mais seulement dans la relecture du mythe au XIXe. Le Golem initial est celui de la tradition talmudique, un être créé par la prière pour défendre le ghetto des Pogroms. Il n'y a pas encore de crainte. C'est vraiment le XIXe qui a réinventé la tradition du Golem au travers du mythe de Faust, cette idée que la créature finit toujours par échapper à son créateur. On se met à entretenir un rapport ambivalent à la science, un rapport de désir mêlé de crainte.

Descartes avait pourtant réfléchi cette question de la machine et de sa création dès le XVIe siècle. Il affirmait que « le corps était une machine autonome »...
Sauf que Descartes n'avait pas peur. Au contraire. Dire de l'homme qu'il est comme une machine, c'est sous-entendre que la machine est comme l'homme, donc qu'il n'y a aucune raison d'avoir peur. Il n'y a pas dans la tradition cartésienne cette peur métaphysique de la machine qui surgira au XIXe siècle, lorsque le millénarisme religieux cède sa place au millénarisme scientifique. On n'a plus peur de la fin du monde parce qu'on a pêché mais parce qu'on a inventé des machines.

Que pensez-vous du rapport des roboticiens à leur travail ? C'est comme s'ils rejetaient l'idée même du syndrome Frankenstein, de cette machine qui pourrait échapper à leur contrôle.
Oui, c'est quelque chose qui dure depuis 50 ans. Toute la création en matière de nouvelles technologies, de robotique, d'intelligence artificielle baigne dans l'irréalisme, l'optimisme. On en trouve les fondements chez Norbert Wiener dans les années 50. C'est vraiment : l'ordinateur va racheter les péchés du monde. L'informatique a toujours été, le petit secteur de la vidéo surveillance mis à part, la partie saine et positive de la science contre le nucléaire, les OGM, et autres sciences « porteuses de malheurs ». L'informatique toujours été la vertu de la science. Les roboticiens sont donc imperméables à l'idée que leurs travaux puissent constituer un danger, une crainte. Ils ne comprennent pas.

Vous parliez de Norbert Wiener à l'instant. A ma connaissance, il n'a jamais manifesté un optimisme béat pour la science.
Norbert Wiener est un pessimiste. C'est quelqu'un qui dit : l'humanité va à sa perte. Il est très marqué par la bombe atomique, le mauvais usage de la science, les camps de concentration... Pour lui, le seul canot de sauvetage, c'est la communication, l'informatique, ce que l'on appelait pas encore les nouvelles technologies. C'est un optimisme de sortie de guerre. Il y a une bonne science qui va racheter la mauvaise et sauver l'humanité. Aujourd'hui c'est un peu différent, l'horizon de la guerre est loin. Encore que : de nombreux informaticiens ne se posent pas la question de l'usage militaire qui est fait de leurs inventions. Les robots les plus agissants dans le monde, ce sont les missiles Tomahawks. Vous le lancez en lui disant « Tu vas là », il y va. Les vrais robots sont les robots militaires.

Il n'y a qu'à voir les robots quadrupèdes de chez Boston Dynamics...
Oui, et c'est très pratique pour les armées. Tous les gens qui travaillent en robotique militaire sont soutenus financièrement grâce à ce fantasme des politiques qu'on pourra un jour remplacer les soldats humains par des robots. Et limiter ainsi les pertes. On peut travailler dans l'environnement militaire tout en sauvant des vies, c'est quand même formidable.

Quel regard jetez-vous sur la science-fiction ?
La science-fiction est le moteur imaginaire de la science. Même si les chercheurs ne sont pas des lecteurs assidus, même si leurs bibliothèques ne sont pas remplis de livres de SF, ça les nourrit. C'est normal d'ailleurs. La fiction a toujours tiré la science en avant. La créativité des roboticiens est indissociable de leur imaginaire, un imaginaire imprégné d'un monde à venir où les machines auront une place beaucoup plus importante. Quelque part, c'est à eux de faire advenir ce futur. Le roboticien est l'accoucheur du monde de demain. Mais le problème de la science-fiction, c'est qu'elle ne va jamais très loin. On en fait de la littérature, on brode autour, on invente les robots, les voyages, les médicaments de demain. Parce que ce n'est pas trop difficile, il suffit de se projeter un peu. Elle a toutes les peines du monde en revanche pour imaginer les liens sociaux, l'humanité du futur.

K. Dick quand même...
Oui, ou Asimov. Quand il décrit la planète Solaria, on n'est pas très loin de notre présent. Mais je suis toujours un peu réservé sur la SF. On tellement de mal à se projeter dans l'avenir. La plupart des livres du genre sont un habillage exotique de situations actuelles. Il y a bien eu quelques auteurs... Mais même K. Dick, ce qu'il met en scène, découle des années 70 et du LSD.

Où va s'arrêter cette interaction homme/machine ?
Oh, je me garderais bien de faire des prévisions. 95 % des prospectivistes depuis les années 50 se sont trompés (rires). Mais il y a une butée, une chose qu'il faudra finir par admettre : nous sommes seuls sur Terre. Même les animaux ne nous ressemblent pas. Nous possédons quelque chose de spécifique que nous ne pourrons jamais transmettre aux machines. On va sans doute faire des machines extraordinaires, hyper-perfectionnées, nous greffer dans l'avant-bras un terminal internet... Mais le vieux rêve de la robotique, celui de la machine qui s'assoit dans un fauteuil en face de moi et qui me dit « Bonjour Philippe, comment ça va ? Tu as l'air fatigué » je n'y crois pas. Intuitivement je crois que l'on ne passera jamais la barrière de la créativité. C'est vraiment la butée. Même si c'est un présupposé métaphysique. Au fond, nous inventons toutes ces machine seulement parce que nous avons un profond sentiment de solitude. On est seuls avec notre espèce. Sans altérité avec qui communiquer. Quand on y pense, c'est un peu tragique comme situation...

C'est une société d'esclaves robotiques qui se prépare ?
Oui, parce qu'on a gagné en sagesse. Il y a eu des enthousiasmes démesurés en robotique, des études menées par des gens sérieux mais qui n'ont donné aucun résultat. Aujourd'hui on est plus modeste. Mais ça va revenir. Il y a des cycles depuis 1945. Des cycles où l'on s'emballe, puis des cycles où l'on retombe. Là on est un peu au creux de la vague, mais je suis certain que dans 10 ou 15 ans il y aura un regain d'enthousiasme pour l'intelligence artificielle, le dépassement du « simple » esclave-automate. Jusqu'à présent, société individualiste oblige, on a conçu le robot comme s'il était un individu. Avec l'avènement d'Internet, peut-être concevra-t-on le robot de la prochaine génération comme une créature collective. Comme un fantôme du réseau.

La Corée travaille actuellement sur une charte éthique de robotique basée sur les 3 lois d'Asimov. La réalité rattrape la fiction ?
On est surtout dans la méthode Coué. Préparer une charte éthique avant que le problème ne se pose, c'est un peu En attendant Godot : on l'annonce sans cesse mais il ne va jamais venir. On peut faire des chartes éthiques, c'est bien mais pour l'instant ça reste de la science-fiction. L'idée que la machine pourrait être totalement autonome, responsable de quelque chose, c'est un fantasme de roboticien. Cela supposerait un degré de connaissance de l'homme suffisant pour qu'on puisse le transférer à la machine. Il faut se rendre compte que les robots ne sont construits qu'à partir d'une connaissance de nous mêmes. Comme personne ne sait pourquoi nous sommes autonomes, ni même si nous le sommes effectivement, impossible de l'implémenter dans un robot. Ce n'est pas un problème de machine, mais d'appréhension de l'humain. Il faut comprendre pour pouvoir faire.

Aucun commentaire: